Pour approcher l’univers sonore des temps antiques, diverses disciplines scientifiques sont mises à contribution.
«Un véritable défi que cette exposition », reconnaît Marie Lavandier, directrice du Louvre-Lens, qui présente jusqu’au 15 janvier une passionnante plongée dans les musiques de l’Antiquité. « Comment faire percevoir au public un monde sonore par définition immatériel et presque entièrement disparu, sinon à travers des traces ?… »
Il aura fallu dix ans pour qu’un ambitieux projet croisant diverses disciplines de l’histoire, de l’art et de la science se traduise ainsi sous la forme d’un parcours esthétique et pédagogique accessible au plus grand nombre, tel que l’impose la politique du Louvre-Lens.
Une équipe de huit commissaires, répartie en binômes archéologue-musicologue, a conçu une série d’« îlots » par grands thèmes (religions et rites, guerre et paix, statut des musiciens, vie quotidienne…), voyageant autour du bassin méditerranéen, du troisième millénaire avant Jésus-Christ au Ve siècle de notre ère. Les trois écoles françaises à l’étranger, Rome, Athènes et Le Caire, se sont associées dans un programme de recherche intitulé « Paysages sonores et espaces urbains dans la Méditerranée ancienne ».
Si le regard du visiteur passe d’émerveillement en émerveillement, son intelligence et sa curiosité sont constamment sollicitées : de nombreuses bornes multimédias l’invitent en effet à écouter ce qui, peut-être, résonnait dans les « umuns » (conservatoires) sumériens, les temples égyptiens, les théâtres grecs ou les banquets romains… « Nous voulions dépasser la frustration de n’avoir pratiquement aucune partition d’époque et, a fortiori, aucun enregistrement ! poursuit Marie Lavandier. C’est pourquoi, nous avons fait appel à des laboratoires scientifiques, dont l’Ircam à Paris, qui ont reconstruit, en réalité virtuelle, certains instruments antiques. »
À partir de quelles sources et selon quelle méthode scientifique élaborer ces fac-similés ? L’archéologie – qui s’est réellement intéressée à la musique antique à partir du XIXe siècle – révèle des objets liés à la pratique musicale : les instruments eux-mêmes, les rarissimes vestiges de notation, et, foisonnant en revanche, le corpus iconographique représentant les musiciens, divins ou humains, et leurs auditeurs. Ainsi, l’archéo-métallurgie a été convoquée pour ordonner les éléments épars d’un salpinx de Myrina (dans l’actuelle Turquie), petite trompette d’os et de bronze de la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ.
Le déchiffrement, l’analyse et l’interprétation des textes antiques, domaine des paléographes, lexicographes, linguistes et sémanticiens, constituent un pilier essentiel de l’enquête sonore qui trouve sur son chemin mille chausse-trappes et autres indices trompeurs. « La nature de l’instrument désigné comme balag en sumérien a été longtemps débattue, écrit Nele Ziegler, co-commissaire de l’exposition, dans le formidable catalogue qui l’accompagne.
Le signe cunéiforme utilisé pour l’écrire prend son origine dans le dessin d’un instrument à cordes. (…) Or, au Ier millénaire, cet instrument était indubitablement un membraphone (percussion, NDLR). » Comment résoudre l’énigme ?
« Tandis que le rite du temple était accompli au IIIe millénaire au son d’une lyre, reprend Nele Ziegler, ce fut le tambour qui accompagna le chant liturgique au Ier : le nom de l’instrument fut transféré d’un objet à un autre. »
C’est également par les textes, telle la fameuse « tablette d’Ougarit (Syrie) » du XIVe siècle avant notre ère, que nous ont été transmises les règles de l’écriture et de l’interprétation musicales (modes, rythmes, accords…). « Mais c’est aussi grâce à eux que nous participons au quotidien des musiciens, s’enthousiasme Sylvain Perrot, co-commissaire de l’exposition. On apprend par exemple que certains d’entre eux étaient prêts à payer très cher leurs instruments. Les plus précieux pouvaient d’ailleurs être offerts aux dieux lors de cérémonies rituelles… On découvre aussi combien ces instruments voyagèrent dans le bassin méditerranéen, tel l’orgue hydraulique, qui, depuis Alexandrie conquit l’Empire romain puis les terres chrétiennes d’Occident… »
Une étape restait encore à franchir : comment se faire une idée du timbre de ces vents, cuivres, cordes ou percussions ? L’expansion de l’informatique et des nouvelles technologies a permis un bond en avant considérable, dont témoigne l’exposition du Louvre-Lens.
En particulier grâce aux recherches conduites à l’Académie des sciences de Vienne (Autriche) par Stefan Hagel. Dans son laboratoire, il reconstitue des instruments antiques par le traitement de photographies numériques. Avec le décryptage des caractéristiques physiques des instruments s’articule une modélisation de leurs performances acoustiques.
À l’Ircam, sous la direction de René Caussé et Robert Piéchaud, la construction d’un instrument virtuel fait même l’économie de sa matérialisation. Ainsi, la cornu de Pompéi – sorte de bugle dont des fragments sont conservés à Naples – a pu renaître à partir de la représentation mathématique de ses paramètres musicaux et de leur conversion en sons.
Retrouver le paysage sonore des âges révolus – ceux, si lointains, de l’Antiquité nous fascinent – reste une ambition à laquelle concourt de plus en plus activement la communauté des sciences humaines et exactes. Aux secondes revient une approche toujours plus précise et mesurable. Aux premières, l’attention pour la dimension sensible et immatérielle de l’activité humaine.
Emmanuelle Giuliani